Une « prophétesse » distribue sa carte dans une aile de soins psychiatriques. Des religieux payés par l’État promettent que Dieu guérit le cancer, ou effraient des patients en leur parlant du péché et de l’enfer. Et des chrétiens évangéliques se faufilent dans des chambres de CHSLD.
Tous ces incidents – et plusieurs autres – sont survenus ces derniers temps dans des hôpitaux, des instituts de santé ou des centres d’hébergement de la grande région de Montréal, affirme l’Association des intervenants et intervenantes en soins spirituels du Québec (AIISSQ), qui talonne le gouvernement à ce sujet depuis des mois et réclame un grand ménage.
« Des groupes fondamentalistes aux théologies toxiques » s’infiltrent et commettent des abus spirituels, dénonce un courriel de l’AIISSQ envoyé le 8 août au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et que La Presse a obtenu.
Depuis janvier, l’AIISSQ a envoyé au moins cinq messages au Ministère pour l’aviser de « dangers », d’« inquiétudes » et de « dérives » recensés par son comité d’éthique.
« Il faut réglementer ! On ne peut pas dépêcher n’importe qui au chevet de personnes âgées ou de personnes qui délirent ou veulent se suicider », dit en entrevue le vice-président de l’AIISSQ, Pierre Alexandre Richard. Ce regroupement non syndical regroupe 70 des 306 intervenants spirituels de la province. Ses membres doivent réussir des stages et suivre un code d’éthique et des normes de pratique professionnelle reconnues au Canada et aux États-Unis.
Des pots cassés à réparer
Les intervenants en soins spirituels – des fonctionnaires laïques ou religieux – répondent aux personnes hospitalisées ou hébergées frappées par des tragédies comme la mort ou la maladie grave ou chronique. (Découvrez le quotidien d’une intervenante à l’onglet suivant.) Le ministère de la Santé et des Services sociaux exige que ces intervenants, payés de 24 $ à 40 $ de l'heure, soient diplômés en études religieuses ou en théologie et s’adaptent aux convictions des patients.
Mais certains n’y parviennent pas, et ce problème s’ajoute aux assauts des groupes extérieurs, s’inquiète la présidente de l’AIISSQ, Mélany Bisson. « De très bons prêtres sont intervenants et ont une approche non confessionnelle », mais certains font preuve de biais homophobes, et conservateurs, qui perturbent les malades, dit-elle.
La Presse a pu documenter plusieurs des incidents recensés par l’AIISSQ grâce à des écrits et à une quinzaine d’entrevues, dont sept avec des intervenants en soins spirituels, qui ont accepté qu’on les identifie, mais sans nommer leur établissement, puisque cela exigerait l’accord de leur patron.
En mars, une patiente suicidaire – « parfois carrément en train de pleurer sur son lit » – a été approchée « à plusieurs reprises […] par des préposés ou des infirmières […] qui lui ont apporté de la documentation des Témoins de Jéhovah », révèlent des courriels obtenus par La Presse, après avoir été échangés entre les intervenants des deux établissements où a été soignée cette femme.
Autre incident : un prêtre a déclaré à une septuagénaire qu’elle « allait être guérie de son cancer par Dieu ». « Ça s’est su parce que ses enfants se sont plaints l’an dernier », rapporte la présidente de l’AIISSQ.
« Même si la personne continue ses traitements, c’est grave, parce qu’elle risque de croire au miracle, ce qui l’empêche de se préparer à l’éventualité de mourir. »
Les soignants spirituels de plusieurs centres racontent avoir dû « réparer les pots cassés » après que des collègues religieux ont culpabilisé des malades. En disant par exemple que l’aide à mourir était « un meurtre » et menait en enfer. Que Dieu « ne voulait pas » que le patient change de sexe. Ou encore que le patient était malade « à cause de ses péchés ».
« Ça ne fait pas de bien ; c’est une forme de culpabilisation, s’indigne le vice-président de l’AIISSQ, Pierre Alexandre Richard. On est plutôt censé offrir une bulle de protection. »
Le ministère de la Santé et des Services sociaux reconnaît l’existence de problèmes. Il lancera cet automne une révision des soins spirituels, et l’un des objectifs consiste « effectivement » à les réguler, indique la porte-parole du Ministère dans un courriel envoyé à La Presse. Il veut notamment « standardiser les pratiques » en soins spirituels (voir encadré ci-dessous).
Fondamentalistes en mission
Les intervenants spirituels montréalais disent avoir vu toutes sortes de groupes extérieurs tenter d’avoir accès aux malades : chrétiens, juifs, musulmans, ésotériques, etc. « Toutes les religions et dénominations ont des factions plus fondamentalistes avec des interprétations théologiques toxiques », expose Pierre Alexandre Richard.
Certains petits groupes de chrétiens évangéliques sont particulièrement zélés. « Ils nous approchent à répétition pour qu’on les laisse faire de l’accompagnement comme bénévoles ! », rapporte Mélany Bisson, qui s’érige en rempart. « J’ai fini par avoir des menaces sur mon répondeur, comme quoi j’étais une pécheresse et que je devais demander la rédemption de Dieu. »
Les chrétiens évangéliques cherchent souvent à provoquer des conversions, de « nouvelles naissances », qui passent par une lecture assidue de la Bible.
« Plusieurs demandent de l’argent aux personnes âgées pour “les œuvres charitables de Dieu” », affirme Mme Bisson.
« On a su qu’une patiente envoyait 200 $ ou 300 $ tous les mois à quelqu’un qui vit dans son sous-sol et dit qu’il dirige une église, renchérit M. Richard. Il n’y a rien de plus facile que de convaincre une personne seule et fragile. »
Au moins quatre intervenants en soins spirituels ont sciemment laissé des groupes du genre avoir accès aux patients âgés de centres d’hébergement montréalais, d’après ce qui a été dénoncé à l’AIISSQ au cours des deux dernières années.
Des groupes radicaux se sont même faufilés aux soins palliatifs et aux soins psychiatriques, précise Mme Bisson.
L’impact sur ces patients fragiles peut être dévastateur, prévient le professeur André Gagné, du département d’études théologiques de l’Université Concordia.
« Pour les groupes ayant des croyances charismatiques, les gens qui ont des problèmes de santé mentale sont sous l’emprise de forces démoniaques et il faut les délivrer. Imaginez l’impact sur les gens qui entendent déjà des voix… Ce sont des proies faciles. »
— André Gagné, professeur au département d'études théologiques de l'Université Concordia
« Certains se servent de sites internet pour recruter, renchérit Pierre Alexandre Richard. Ils écrivent que Dieu ne veut pas qu’on prenne des pilules et que les gens sont malades parce qu’ils ne croient pas assez. »
Résultat : anxiété, panique, explosions émotionnelles et nouvelles hospitalisations en psychiatrie, énumère-t-il.
Sans protection le soir
Par souci d’économie, des gestionnaires du réseau de la santé ont mis fin aux gardes de soir et de nuit de leurs intervenants en soins spirituels ces dernières années.
« Il faut mourir entre 9 h et 17 h. Après, le terrain de jeu est ouvert ! lance la présidente de l’AIISSQ. L’hôpital est un microcosme. Quand on part, d’autres membres du personnel peuvent appeler leur curé, leur pasteur, leur gourou… On ne peut pas jouer notre rôle de protection. »
« Il y a un manque de surveillance du côté du gouvernement », confirme le professeur André Gagné.
« Infiltrer les établissements de santé, c’est une pratique assez courante chez certains groupes qui sont convaincus que le Seigneur leur a donné la mission de sauver les âmes perdues, précise l’expert en études religieuses. On trouve dans la Bible cette idée de visiter les malades. »
Autre réalité à Québec
« Nous n’avons pas vécu » de tentatives d’infiltration et il n’arrive « pratiquement jamais chez nous » que des membres du personnel fassent du prosélytisme, assure Marie-Chantal Couture, directrice du Centre Spiritualitésanté de la Capitale-Nationale, lié au CHU de Québec-Université Laval.
Le centre, qui n’a pas d’équivalent à Montréal, assure la gestion des soins spirituels dans la région de Québec.
« Il y a certainement pu y avoir des cas » de membres du clergé ayant tenu des propos peu souhaitables, « mais ce n’est sûrement pas généralisé », affirme de son côté Gilles Routhier, lui-même prêtre catholique ainsi que professeur et doyen de la faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. Le virage non confessionnel des soins spirituels a été décidé par le ministère de la Santé il y a moins de 10 ans.
« Chaque fois qu’il y a des redéfinitions de rôles, il y a une période d’ajustement plus ou moins longue selon les individus, qu’ils soient prêtres ou non, dit-il. Les retraites aident. »
Dans la métropole, les prêtres postulent dans les hôpitaux de leur propre chef, seulement six y ayant été assignés par le Diocèse de Montréal, affirme sa porte-parole, Erika Jacinto. Ils ont le mandat de « prendre les gens là où ils sont et les accompagner, peu importe leurs convictions ».
Un stage pour professionnaliser
Environ un intervenant en soins spirituels sur deux n’a jamais fait de stage clinique, calcule leur seul regroupement non syndical – convaincu que c’est l’une des principales causes de dérapages. Ce regroupement (l’Association des intervenants et intervenantes en soins spirituels du Québec, ou AIISSQ) impose la réussite d’un tel stage à ses membres et voudrait que le ministère de la Santé et des Services sociaux le rende obligatoire. « Le stage est fondamental pour professionnaliser les choses, y compris pour les membres du clergé qui pourraient se croire au-dessus de ces contraintes », estime le prêtre anglican Pierre Gauthier, membre de l’AIISSQ. La directrice du Centre Spiritualitésanté de Québec, Marie-Chantal Couture, estime aussi que la « dimension pratique est faible » au premier cycle et qu’il faut la rendre « efficace et pertinente ». Elle coordonnera le comité de travail à l’automne et dit qu’il est trop tôt pour prédire ses conclusions. « Il y aura une représentation provinciale », dit-elle. « Les membres de l’AIISSQ seront consultés par le biais des représentants de leurs établissements qui siègent au comité de travail. » « Il faut que des gens du terrain fassent partie de la discussion, pas juste les gestionnaires, dit Martin Vaillancourt, représentant local du syndicat auquel appartiennent les intervenants en soins spirituels. Il faut qu'on parle de la qualité des soins et pas juste du volume de patients à voir. »
— Marie-Claude Malboeuf, La Presse